Comme quoi.

Une patte boiteuse toucha lourdement le sol desséché de la prairie qui un jour avait été toute de couleurs et d'odeurs, parsemée de fleurs bariolées et d'herbes hautes et verdoyantes. Aujourd'hui, le terrain s'était fait ronger par les vents secs, ne laissant plus rien sur son passage, rendant aride et craquelée cette terre un jour fertile. Rien n'aurait pu vivre sur ce sol, les plus résistants des insectes ayant depuis longtemps déserté le pays. Pourquoi alors, dans ces temps sans vie, la femelle rousse s'était elle traînée jusque là, vacillant légèrement sous la chaleur de plomb? Pourquoi, sur ces terres désertés de tous, la tigresse boitillait elle, le regard dans le vague, le soleil troublant l'air environnant? Depuis quelques années déjà les tigres et lions avaient après une dernière guerre quitté ces terres devenue invivables pour d'aussi grands félins, le gibier s'étant fait presque inexistant. Le souvenir des temps de gloire des deux clans s'était imprimé dans les mémoires, mais même lui avait doucement cédé devant la toute puissance du temps. La guerre les avait achevés. Déchirés. Malmenés comme seul le désespoir pouvait le faire. Et puis, quand finalement on réalisa que personne n'avait plus rien à gagner, que le dernier filet d'eau avait cessé de s'écouler, les survivants enterrèrent leurs morts, sans distinction de race ou de clan, et abandonnèrent, le cœur lourd, la terre de leurs ancêtres, la terre promise, qui les avait pour certains nourris depuis de longues générations.

Ce qu'ils étaient devenus, tigres ou lions, la petite femelle trapue ne le savait pas. Elle était partie à la fin de la guerre, ayant failli à son devoir, ayant laissé mourir tant des siens. Elle avait été dure à vivre pour beaucoup d'entre eux, mais malgré tout elle s'était toujours sentie très proche d'eux. Beaucoup de ceux qu'elle avait senti perdre la vie petit à petit malgré ses efforts, elle les avait vu naître quelques années auparavant, les avait observé de loin comment ils grandissaient, devenaient forts et grands, se trouvaient une place au sein du clan. Elle qui s'était promis de remercier le clan pour l'avoir prise adoptée sans se plaindre comme l'une d'entre eux en gardant en vie tout ceux qui avaient encore l'espoir de vivre, elle n'avait rien pu faire pour eux. Et quand les derniers survivants se tournèrent vers la dominante, prêts à la suivre malgré leurs blessures autant physiques que morales, elle s'était tournée de l'autre côté, était partie dans la direction opposée, le cœur lourd et les yeux aveuglés par des images qui rejaillissaient du passé, petit à petit, la séparant de ce clan qu'elle ne pouvait plus suivre.

Elle s'était battue longtemps contre deux vies, sa première qui n'aurait jamais du revenir et sa deuxième qui n'aurait jamais du mourir, et c'est cette dernière qui l'emporta. Ses pas l'avaient finalement ramenée ici, dans cette prairie qu'elle connaissait encore comme prairie fleurie, dont les fleurs avaient fanées. Elle savait que près du ruisseau la terre était retournée, ralentissait au fur et à mesure qu'elle s'approchait de l'endroit où avait eu lieu la bataille finale, incertaine soudainement de sa décision. Elle savait que sa vie touchait à sa fin pourtant, savait que boiteuse et écorchée comme elle était, elle ne tiendrais plus longtemps. Et il était grand temps qu'elle parte. Elle retrouverait ceux qu'elle avait connus, ceux qui la haïssaient de sa vie précédente, certes, mais aussi ceux qu'elle avait du voir partir. Ce n'était pas une perspective si effrayante que ça, après tout. Alors pourquoi ses pas se faisaient ils de plus en plus hésitants?

Ce qui la poussa enfin à s'approcher, ce fut une odeur complètement inattendue, qu'elle connaissait bien tout en ne voulant y croire. C'était une odeur qu'elle n'espérait plus, qu'elle avait attendu avec tant d'autres sans jamais la trouver. C'était l'odeur de l'eau. Et effectivement, après les tombes fissurées, dans la tranchée profonde creusée il y a longtemps par un ruisseau imposant, coulait aujourd'hui un mince filet d'eau, clapotant à peine, encadrée d'une fine bordure d'herbe courte, mais verte. Et, en cherchant bien, on pouvait même y discerner une minuscule fleur bleue, poussée par le vent, les pieds dans l'eau et la tête au soleil, dont le parfum à peine discernable se mélangeait à celui de l'eau.

Elle n'aurait pu dire combien de temps elle resta là, sans bouger, à contempler ce minuscule bourgeon d'espoir flotter légèrement, comme inconscient de ce qu'il représentait vraiment. Des heures, sûrement, oubliant la chaleur qui pesait sur ses larges épaules maintenant couturées de cicatrices, entaillées comme le reste de son corps. Elle était tellement fascinée, des émotions contraires se bousculant dans son cœur qui n'avait jusque là été que regret, se battant pour dominer, qu'elle n'entendait plus rien du monde extérieur.